Zone de combats
Dans mon sac ce jour-là, pas grand-chose : une veste, de l’eau, un couteau, une pomme et trois gâteaux.
La piste débute dans la montagnette au hameau de remue du Chenal et grimpe sévèrement au « Chenal d’en haut ». Puis, passant de pâtures désertes en bosquets de Frênes et de Sorbiers isolés, elle s’achemine plus tranquillement au hameau suivant, La Combaz.
Cliché octobre 2016
Sur le gros rocher, la minuscule chapelle au mur blanc brandit son clocheton et sa croix face au vide, comme le symbole protecteur des quelques bâtisses abritées dans son dos.
Un troupeau de jeunes vaches profite de l’herbe et du soleil d’automne sur le vaste replat fauché cet été. Elles semblent en vacances, en congé de lactation, peut-être avant vêlage.
Passé le replat de La Combaz, il faut franchir la barre rocheuse d’où suinte le ruisselet en empruntant un étroit sentier escarpé qui longe le pied des voies d’escalade. Personne sur la paroi ce lundi, pas de spectacle. La montagnette d’ordinaire si fréquentée se repose de l’été, du dimanche également, des dernières vacances scolaires aussi.
A grands coups de gel, de dégel et de frottements, de gigantesques glaciers ont taillé dans les roches soulevées. Ils ont déposé par ici de gros rochers isolés, obstruant par là les failles d'un agglomérat rocailleux et sablonneux, repoussant des collines de gravats ailleurs.
Du fond de la vallée où coule l’Isère jusqu’aux sommets dépassant les 3000 m, la montagne d’ici est taillée de quatre « marches de géant » et d’autant de replats à 1700, 1800, 1900 et 2200 m. Sur chacun d'eux, l’eau, le vent, la vie et les millénaires ont déposé méticuleusement une terre où vivre.
A 1900 m, le replat du Monal sur lequel on sort au débouché du sentier des parois d’escalade est le plus vaste, si vaste que le hameau ressemble à un petit village ; certes sans les attributs habituels que sont mairie et école, mais avec sa chapelle au centre. Jouissant d’un panorama de 180° sur le massif du Mont Pourri en face sur l’autre rive de l’Isère, on parle à juste titre du « balcon du Monal » ; un balcon de terre grasse, d’eau et de soleil.
Un peu en dessous de l’altitude du Monal, s'installe la forêt dense dominée par les Mélèzes.
L’étage forestier, qui aurait pu débuter dès le fond de la vallée à 1300 m pour se terminer un peu au dessus de 2000 m, dessine une cartographie des défrichages séculaires et des pentes, se partageant équitablement entre océans d’herbages et continents de forêts.
Repoussé par le bas et dressé tel une armée de soldats de bois, le Mélézin part à l’assaut de l’altitude. En guise de fleur au fusil, sûr de lui, il porte le feu à la cime, mais une cime qui aujourd’hui en novembre, pleure des larmes d’escarbilles.
Passé le Monal, le sentier redressé serpente en forêt, contourne les rochers, compose avec les racines. Feu, larmes, escarbilles…, un épais tapis d’aiguilles signe le passage de l’adversaire. Ce jour là, comme dans la neige, la trace s’inscrit dans l'épais linceul d’aiguilles d’or.
A la recherche de tous les abris, la ligne de front ondule au dessus de 2000 m. On se tasse, se rabougrit, se disperse en îlots au contact de la neige envahissante venue des lignes ennemies.
Seule la nuit dans quelques heures, éteindra l'ardeur des Mélèzes. C’est alors que se renforcera l’adversaire le plus sournois et mordant : le froid chevauchant le vent.
Le sentier sorti de la forêt aborde l’étage alpin en devenant une piste plus large, taillée en rampes féroces. Au doux tapis d’or, succède une neige par endroits déjà profonde de 30 cm. Vent et froid en pleine face, il faut atteindre le promontoire, sommet de la quatrième marche à 2200m, il faut l'atteindre... juste pour voir.
Là, dans ce large corridor entre Foglietta et Pierre Pointe, il ne reste plus de la Chapelle Saint Jacques que le muret relique, marqué d'une haute pierre blanche sortie du torrent.
S’ouvre alors le panorama sur les grands sommets, les lacs et les glaciers, sur le repaire grandiose de l’adversaire hiver.
Quel contraste avec mon dernier passage au mois d’août !
Ici où l’hiver fourbit aujourd’hui ses armes et déverse ses vagues d'assaillants, deux ou trois troupeaux d’une centaine de vaches broutaient un vaste alpage. On distingue encore les trois groupes de chalets Le Clou, Le Plan, Les Balmes, bientôt enfouis sous quelques mètres de neige pour plusieurs mois.
Dans mon sac ce jour-là, pas grand-chose, surtout la veste très vite enfilée.
Le temps de deux ou trois clichés, puis c’est la descente jusqu’à un ressaut de terrain abrité dominant « la ligne de front ». Le soleil retrouve suffisamment de chaleur pour que je sorte la pomme, les trois gâteaux et contemple ce paysage.
Géographes et botanistes, experts ès montagnes, ont baptisé du nom de « zone de combat » cette bande d'altitude variant entre 2000 et 2500 m sur laquelle la grande végétation, habituellement « coupable-complice » du refermement des paysages, ne résiste pas aux assauts de conditions météorologiques trop éprouvantes et laisse la place à une pelouse rase, aux buissons torturés, aux pierriers.
Sur un rocher de la zone de combat, j’ai cru lire ; à moins que le vent triomphant ne me l'ait soufflé à l'oreille entre deux bourrasques :
« Ici aujourd’hui, agonise l’Automne,
terrassé par son redoutable adversaire,
l’Hiver ».
© F6
novembre 2018
Clichés du Lundi 5 novembre 2018, sauf le premier d'octobre 2016 pour la Chapelle de La Combaz.
J'aurais aimé vous proposer en prolongement le lien vers une page plus scientifique, mais celle que j'estime être la plus intéressante et apportant une définition claire de la "zone de combats" ne dispose pas de fonctionnalités de création de liens aisée. Alors, dans votre moteur de recherche, je vous recommande de saisir : "étagement de végétation jardin du lautaret"...