Ensemble (1/4)
Peaux tannées par le soleil de juillet, la joyeuse bande colorée chahute gentiment sur le quai de la gare de BRIVE.
Mouss, d'ordinaire jovial et taquin, se tient sage, pensif devant le panneau du plan de PARIS. Ce n'est pas face au "Plan du métro" que Mouss est songeur, mais bien devant la carte touristique présentant le coeur de la capitale historique, ceinturée par les boulevards périphériques, parsemée des silhouettes de monuments, une large ligne courbe tombée par-dessus comme un ruban bleu de cadeau en attente de finitions.
Le groupe était parti pour la CORREZE par le chemin de fer 21 jours plus tôt.
Jusqu'à son retour à BOBIGNY dans l'après-midi par le même mode de transport, j'en étais le responsable, absorbé pour l'heure par une surveillance globale de principe, dos à la voie, recul suffisant pour que mon champ visuel embrasse les 30 jeunes, les 5 animateurs, leurs bagages, 4 doubles bancs intercalés entre le panneau des plans de PARIS, la composition des trains, et 1 distributeur.
Il y a 21 jours j'aurais gardé un oeil très vigilant à l'entourage du distributeur de confiseries. Mais aujourd'hui, dans le groupe rassasié se sont estompés les regards jaugeurs, les intimidations furtives, les provocations tapageuses et les insultes insidieuses. Elles sont passées au second plan les sombres histoires anciennes de cage d'escalier ou de couloir de collège, qui, faute d'un autre vécu commun, conduisent un effectif adolescent vers un comportement chaotique, conflictuel et dispersé.
21 jours de jeux, de baignades, de cheval, de vélo, de balades, d'aventures itinérantes...,
21 jours de rencontres, d'échanges, de disputes et d'explications, de flirts et de ruptures, de choix, de constitution de petits groupes pour ci, pour ça...,
21 soirées de feu de bois, d'histoires racontées, de racontars de l'année, de contemplations, de danses et de jeux, de bougies et de gâteaux...,
21 nuits sous le marabout ou dans la petite toile de tente de randonnée, de pets et d'éclats de rire, de cris de chouettes, de bruissements de gibier...,
21 petits matins paisiblement réveillés sans aucune autre sonnerie que l'envie,
21 petits-déjeuners rallongés du temps pour chacun d'étaler beurre confiture, de partager des idées qui font les bonnes tartines de pain grillé et les projets communs,
21 jours de tâches quotidiennes récurrentes auxquelles personne n'échappe et qui deviennent autant de moments pas si déplaisants que ça, menus, listes d'achats, vaisselles, montages, installations, démontages, rangements, chargements, déchargements, listes de matériels, d'effets personnels...,
21 jours de lacs, de forêts, de rivières, de prés et de sentiers, de sable, d'herbe, d'ombre, de grand soleil et d'orages d'été.
Mouss avait tout dévoré joyeusement à pleines dents, mais c'est l'eau qu'il avait préféré, celle des lacs et des rivières vives, le bateau plutôt que les chevaux, la baignade plus que le vélo.
21 jours plus tard, le groupe savoure ses derniers instants, son voyage de retour comme une dernière randonnée bien huilée.
Le distributeur ne craint pas d'être malmené. Les bagages rebondis ont eu du mal à se refermer sur un galet de la rivière, un bijou du Tabac-Presse-Bimbeloterie, une pomme de pin, une page de cahier déchirée à la hâte, couverte de noms, d'adresses et de signatures multicolores, illustrées de fleurs en coeurs..., tous ces souvenirs qu'on retrouvera plus tard, entre les vêtements pliés et la poche d'un dernier linge sale.
Ici on discute, là on joue, ailleurs on se chamaille sans excès, sans éclats, sauf de rire...
- Tu fais quoi en août ?
- Ta petite soeur rentre quand de sa colo ?
- T'es en 4ème à Jean-Pierre Timbaud en septembre ?
- Dis, tu passes demain soir ?...
Mouss est seul, pensif devant son plan.
Egaré dans ma vigilance sereine à l'égard du groupe qui "se tient bien", j'en suis à me demander pourquoi, mais pourquoi donc quelqu'un un jour a jugé utile d'installer un panneau-plan de PARIS sur le quai de la gare de BRIVE...,
... quand Mouss se détache, se retourne, et se dirige vers moi :
- Francis t'as vu,
y'a une DORDOGNE à PARIS !
© F6
février 2020
NB : Les clichés de cette série d'articles sont anciens, datant de séjours de camps d'adolescents des étés 1989 à 1996 organisés par la Ville de BOBIGNY en SEINE-SAINT-DENIS pour ses jeunes et ceux de la commune voisine de DRANCY.
Ces photos ont été numérisées dernièrement à partir d'agrandissements de piètre qualité au format A4, ayant été exposés à l'occasion de fêtes ou de formations à de nombreuses reprises. Tirées sur papier après les séjours (1989 à 1996), elles sont issues de diapositives couleurs prises et développées sur place par les jeunes et leur encadrement.
Nous utilisions alors des kits de développement "Agfachrome Process 41" nécessitant une douzaine de manipulations successives, dont un premier développement avec une tolérance de température de + ou - 0,2°, et une "insolation" (sortie de chambre noire à la lumière) de "5 minutes environ".
L'ensemble du processus occupait 1h30 au moins pour 2 films 24x36. Nous travaillions dans une sombre cuisine après le repas et la vaisselle du soir ! Le kit pouvant être utilisé durant un mois, il permettait de développer une dizaine de films. Appareils, films, kit de développement, cadres de montage représentaient un réel "petit budget" que la photographie numérique fera oublier quelques années plus tard...
Ces clichés ont par conséquent bien plus de valeur sentimentale et de témoignage, que de qualités photographiques.