L'ami des veaux
- Z'avez pas vu Raymond ?
Ainsi m'accueillit Yvette de sa voix haut perchée un 2 ou 3 janvier d'avant 2011.
Cette voix puissante et autoritaire pouvait en principe faire revenir Raymond du fin fond d'une étable, de l'autre bout de la cour, du coin le plus haut perché d'une grange, de chez le copain bavard, voire même d'un pré proche du village. Cette voix capable d'impressionner en dernier recours un boeuf charolais de 6 ou 700 kg insistant pour passer au mauvais endroit, avait su aussi imposer au nouveau neveu de la ville de se resservir une troisième portion de canard rôti !
A la campagne, on s'appelait d'un coup de voix autrefois...
- Ben, non, j'ai pas vu Raymond, pourquoi ?
Raymond avait repris l'exploitation familiale après avoir travaillé quelques années avec son père. Avant l'arrivée des tracteurs après-guerre, tout se faisait avec des chevaux et des vaches attelés, à la force des bras et grâce à une mécanisation minimale ingénieuse.
Le mariage avec Yvette donna l'occasion de réunir plus tard deux propriétés agricoles. Réunir certes, mais en accroissant le nombre, le morcellement, la dispersion des terres et des bâtiments.
En hiver, Raymond, Yvette et leur commis apportaient quotidiennement les soins à la petite centaine de bêtes, attachées dans 8 ou 10 étables sombres de deux fermes distantes de 10 km. On avait aussi récupéré les écuries des chevaux remplacés par le tracteur, pour y loger entre 8 et 12 bovins selon une répartition réfléchie entre mères, veaux, génisses, boeufs et taureaux, entre capricieux et faciles à vivre. Au début de son activité professionnelle, quand Raymond n'était encore que "le commis" de son père, chaque jour les bêtes avaient droit à une petite récréation : elles sortaient boire à l'abreuvoir, voir le jour et se dégourdir les pattes.
Quelques années plus tard, avec l'arrivée de l'eau courante dans les étables, une longue et triste nuit d'au moins 4 mois s'était imposée à elles.
Un mauvais jour, la voix puissante d'Yvette ne parvint pas à faire revenir Raymond afin qu'il réponde au coup de fil du maquignon. Raymond, lui, avait beau appeler depuis le coin le plus sombre de l'étable où il gisait, personne ne l'entendait.
Quelle idée ? Comment s'y étaient-ils pris pour en arriver là... ?
Toujours est-il que dans cette étable remplie, deux boeufs étaient parvenus à passer l'un par dessus l'autre, se retrouvant tassés, comprimés, leurs encolures puissantes tendues et tordues par les longes entrecroisées. En tentant de démêler la situation pour que chacun retrouve sa place, un coup de cul avait projeté Raymond contre le mur.
Il se disait que dehors, au sortir de l'hiver dès que les jours rallongent, les bêtes profitent sans délais de la première tache d'herbe reverdie. Alors sur la fin, Raymond et Yvette ont laissé au pré leurs derniers troupeaux de 6 ou 8 têtes de bétail.
- Z'avez pas vu Raymond ?
- Ben, non, j'ai pas vu Raymond, pourquoi ?
Ce 2 ou 3 janvier d'avant 2011, bravant le gel et vêtu de multiples couches tel un gros oignon, j'avais entrepris d'aller à bicyclette souhaiter la bonne année jusque chez Yvette et Raymond.
- Il est allé porter du foin aux bêtes et devrait déjà être revenu...
En arrivant, j'avais bien cru voir au loin un étrange objet voguant au dessus d'une bouchure entre haie caduque et ciel chargé, comme un gros poisson entre deux eaux.
- ... il y va des fois en vélo dans l'Tronchy, mais Dieu sait où il est passé ? Devrait être rentré depuis un bon moment... Je lui avais cependant bien dit que vous veniez !?
Aujourd'hui en avril 2018, Raymond déambule en tête ! Oublié l'hôpital de décembre dernier et bien loin des soins quotidiens, il rend visite aux veaux de l'année. Dans la stabulation des cousins, les bêtes propres sont libres d'aller et venir. L'air est là, frais et renouvelé, la lumière perce généreusement au travers des tôles translucides dès l'aube jusqu'au crépuscule. Le radio-cassette couvert de poussière de foin accepte encore de diffuser quelques flons-flons. Des plaquettes de bois imbibées d'huiles essentielles sont accrochées aux barrières. De grosses brosses dures en libre-service attendent à bonne hauteur les dos à gratter...
Essuyant du coin du mouchoir cette petite larme à l'oeil dont on ne sait jamais si elle est d'émotion ou de vieillerie, Raymond sait bien que d'ici quelques jours les cousins amèneront un troupeau de veaux, de mères et de génisses, profiter de l'herbe grasse de son pré et de l'ombre généreuse du Chêne juste à côté de chez lui.
- Z'avez pas vu Raymond ?
- Ben, non, j'ai pas vu Raymond, pourquoi ?
- Il est allé porter du foin aux bêtes et devrait déjà être revenu... il y va des fois en vélo dans l'Tronchy, mais Dieu sait où il est passé ? Devrait être rentré depuis un bon moment ... Je lui avais cependant bien dit que vous veniez !?
Avec son bruit caractéristique, le cadre métallique de la porte de la véranda se referme. Raymond entre, tout juste débotté, casquette encore rivée au front, la goutte au nez.
- Où donc que tu étais passé ?
- Ben dans l'Tronchy, j'ai mené du foin aux bêtes et cassé la glace de l'auge.
Ce jour de gel, en plein coeur de l'après-midi, l'ami Raymond âgé de 85 ou 86 ans s'en était allé depuis chez lui à bicyclette jusqu'au pré. Une main au guidon du vélo, l'autre près du corps maintenant le manche de fourche dans le creux de l'épaule..., c'était bien une botte de foin de 15 ou 20 kg de l'ancien format parallélépipédique qui tanguait au sommet !
- Pensez-donc, je lui avais dit de prendre la 4L, mais il n'en fait qu'à sa tête. Un jour, on va le retrouver dans une bouchure ou au fossé !
et Raymond à voix basse à mon intention :
- Des fois j'emporte 2 bottes,
mais comme voilà, ça glisse,
et les freins ne vont pas bien !
© F6
mai 2018
Quand tu séjournes à l'hosto avec encore de la conscience et de la volonté, en principe tu as tellement hâte de rentrer chez toi retrouver ton fauteuil et ton chat, ton assiette et ton lit, les tiens et tes draps..., ... que tu fais sagement tout ce qu'on te dit !
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Parvenu à un certain âge, peut-être bien celui du "solstice d'été d'une vie", si tu es un tant soit peu attaché à la terre et à la nature il t'importera au moins autant de compter en printemps que de fêter l'anniversaire du jour de ta naissance.
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