Son arbre
Parvenu à un certain âge, peut-être bien celui du "solstice d'été d'une vie", si tu es un tant soit peu attaché à la terre et à la nature il t'importera au moins autant de compter en printemps que de fêter l'anniversaire du jour de ta naissance.
Centre hospitalier William Morey - Chalon-sur-Saône
Raymond commençait à trouver le temps long. Pensez-donc, un mois et demi à ne voir le ciel que dans le trou du puits de lumière au travers des carreaux de l'hosto !
Passage biquotidien de l'infirmière, livraison de repas, aide à domicile, kinésithérapie, barres de redressement, mains courantes, rehausseur de toilettes, marche-estrade réductrice de hauteur de seuil, petits travaux de plomberie, combiné téléphonique supplémentaire...,
le médecin de l'hôpital lui avait dit d'un ton assuré :
- Monsieur Raymond, vous allez mieux et vous rentrerez chez vous..., mais seulement quand tout ça sera prêt.
puis à nous qui l'accompagnions :
- Vous savez, je suis plus soucieux de l'isolement d'une personne âgée habitant un immeuble de ville anonyme, qu'au sujet de Raymond, seul dans sa ferme reculée d'un hameau de campagne profonde..., à condition de visites quotidiennes.
Bâtiment délaissé de la ferme de Raymond
Un matin de janvier, gentiment "mis à la porte" de sa chambre d'hôpital un peu tôt, Raymond attend sur un fauteuil roulant, canne et billet de sortie sur les genoux, casquette rivée sur la tête et blouson remonté jusque sous le cou. Soulagé de ses Vignes et de ses Vaches parce qu'il le fallait bien, le temps lui dure de revoir son Chêne, de caresser son Chat. Il sait que nous serons à l'heure pour le reconduire dans sa ferme :
c'est là qu'il est né,
c'est là qu'il vit depuis toujours,
c'est là qu'il rentre aujourd'hui.
Les vignes des grands vins de la Côte Chalonnaise, RULLY, MERCUREY, GIVRY, MONTAGNY en terminent de s'étirer à flancs de coteaux jusqu'à CLUNY, mais comme son père Louis, Raymond n'a d'abord vendangé que du Gamay* pour le "Bourgogne Grand Ordinaire" de la Cave coopérative. Plus tard, l'ordinaire n'a plus eu la cote, alors il a planté du Pinot sur les meilleures parcelles de son beau-père Ernest.
En bas de la roche, au-delà des marnes et des rognons de silex des terres à vignes où cassent les outils, la vallée sépare le Chalonnais du Mâconnais telle une langue charnue, épaisse de terres profondes et grasses. Comme son père Louis, en plus des "p'tiots bouts d'vignes", Raymond a fait de l'élevage de bœufs blancs parce que de l'autre côté, à l'ouest, c'est le Charolais.
Quand tu viens chez lui depuis CHALON-SUR-SAÔNE, après les bois, après MESSEY-SUR-GROSNE, la petite route qui se souvient qu'elle était chemin serpente dans un puzzle de prairies, séparées par des bouchures d'Aubépines, de Frênes, de Noisetiers, de Saules, d'Épines noires et de Viornes enchevêtrés, taillées à environ 2 m du sol comme des haies que les bêtes ne traversent pas..., en principe. Émergent çà et là du milieu de pratiquement toutes les pâtures et du fouillis de toutes les bouchures, des arbres majestueux plus que centenaires, des Chênes pour la plupart.
Le Chêne de Raymond se dresse fièrement à la lisière des prés, en bordure du hameau.
Comme un phare côtier éteint, son impressionnante silhouette noire signale le chemin par tous les temps, surtout dans le brouillard.
Pour entendre Raymond et son frère Pierrot parler du Chêne
(ça dure une minute et dix secondes, accent bourrrrguignon compris)
CLIC ci-dessous :
Et du brouillard, il y en a !
La région est humide au point que :
- Comme voilà, dans l'Tr(rrr)onchy t'y vas..., mais t'en r(rrr)'viens pas !
Le Tronchy, c'est un pré à Raymond pas loin des dernières fermes. Même en tracteur, à cette saison tu peux être sûr de ne pas pouvoir en remonter la pente. Plus d'un s'y est fait prendre. Tu penses, des terres grasses et profondes, le creux d'une vallée en partie abritée des vents dominants, la GROSNE et ses multiples minuscules affluents ; et si tu ajoutes à ça tous les creux d'eau, les mares, les fossés, les rigoles, les étangs creusés et entretenus pour abreuver les bêtes, les conditions sont réunies pour que de jour comme de nuit, été comme hiver, il soit vivement recommandé de rouler au pas afin d'arriver chez Raymond sans trop de frayeurs !
Le plus dangereux, c'est le bief des moulins autour desquels le chemin à chevaux devenu route à automobiles vire sans prévenir, à plat et à angle droit.
Pour entendre Raymond et son frère Pierrot parler d'un "célèbre" moulin parmi les autres
(ça dure une minute, accent bourrrrguignon compris)
CLIC ci-dessous :
Tic-Tac, l'horloger du bourg voisin est passé à domicile tirer les oreilles de la vieille horloge comtoise récalcitrante.
Et ce 20 mars 2018, à la bonne heure, Raymond est là, revenu à bon port depuis janvier au "Pays des cent chênes".
Voir une fois de plus l'eau couler dans les fossés, comme un nouveau sang puissant dans les veines...,
Distinguer au loin les vignerons se hâter d'en finir avec la taille...,
Se souvenir du poids des bottes, du froid de la giboulée tombant sur les épaules puis coulant sur les reins au travers du ciré, des bouts de doigts glacés...,
Humer la fumée des derniers braseros de sarments...,
S'émouvoir toujours des prairies reverdies, tachées du blanc immaculé des veaux charolais nouveau-nés...,
Raymond est bien là, chez lui,
en compagnie du Chêne et du Chat,
pour voir fleurir...
son quatre-vingt-quinzième printemps.
© F6
mars 2018
Raymond et nous, remercions Sylvie, Marc, Valérie, Laurent, Pierrot, Marie-Claire qui, chaque semaine apportent, des nouvelles, de la gentillesse, un gâteau, du boudin frais, le repas de famille, des courses... aussi les professionnels du soin et de l'aide à domicile, Gérard, Nathalie, les cousins plombiers-chauffagistes... le chat et le facteur... le journal... tout ceux que j'oublie... le printemps qui pousse.
* Gamay : cépage rouge de l'appellation BGO (Bourgogne Grand Ordinaire) quasiment disparue des rayons commerçants / toujours utilisé en mélange avec le cépage Pinot pour l'appellation Bourgogne Passetougrain / seul et unique cépage du Beaujolais...
Pour mémoire :
Quand tu séjournes à l'hosto avec encore de la conscience et de la volonté, en principe tu as tellement hâte de rentrer chez toi retrouver ton fauteuil et ton chat, ton assiette et ton lit, les tiens et tes draps..., ... que tu fais sagement tout ce qu'on te dit !
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Cette voix puissante et autoritaire pouvait en principe faire revenir Raymond du fin fond d'une étable, de l'autre bout de la cour, du coin le plus haut perché d'une grange, de chez le copain bavard, voire même d'un pré proche du village.
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